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Consonnes

Reprenons un précédent article où il était question de Keith Richards et du rôle des voyelles dans les paroles, et qui se terminait par ces lignes :

...il faut aussi porter une attention supplémentaire aux consonnes, plus nettes en français, selon que le son doit être coulant ou percussif ; mais après l'étape des voyelles.

Euh... pas vraiment, en fait. Qui a bien pu écrire ça ?

L'expérience, mes jeunes amis, me souffle maintenant à l'oreille que les consonnes sont au moins aussi importantes que les voyelles. On pourrait penser que la question se pose moins en anglais qu'en français pour des raisons de fluidité générale de la langue, et pourtant... Délaissons un instant ce bon Keith qui nous pardonnera sans peine puisqu'en guise d'exemple, voici une chanson de Chuck Berry.

Tout le monde connaît Maybellene, son premier hit en 1955. En fait, tout le monde en connaît le refrain. Personne ne fait attention aux couplets alors qu'ils sont exceptionnels, pas spécialement par la profondeur schopenhauerienne du discours, mais bien par leur forme, par cette succession de syllabes s'enchaînant sur un tempo de mitraillette. Chaque consonne sert de petit tremplin pour sauter vers la suivante.

Le sujet lui-même semble évident : la belle infidèle ne se laisse pas rattraper. Chuck Berry a écrit de bien meilleurs textes (Memphis Tennessee, chef-d'œuvre) ; il se contente ici de répéter à la Maybellene en question qu'elle n'est pas sincère tout au long du refrain. Les paroles du couplet parlent, elles, des voitures lancées à toute blinde sur une route de campagne. Mais ce n'est qu'une pièce du puzzle qui n'a en soi rien d'essentiel ; comme si des paroles pouvaient être essentielles. On ne fait pas dans la poésie, ici, vous l'aviez peut-être déjà remarqué.

Voici l'essentiel. Sur le couplet, les paroles, la diction, le phrasé, le ton de la voix et le tempo forment un tout, un ensemble homogène où Maybellene n'est qu'un simple prétexte, où seules comptent les bagnoles de la course-poursuite et leurs moteurs à fond de compte-tours.

Le texte utilise bien sûr les techniques habituelles comme l'allitération, etc. La voix exploite ce texte au maximum, sa succession de syllabes à plein régime, ce steeple-chase où les consonnes forment les haies. Essayez donc sans trébucher.

Le doo-wop n'est pas la référence ici. C'est l'héritage du scat, cette musique qui se sert de la voix comme d'un instrument de percussion, qui est invoqué. Les consonnes délimitent les syllabes, leur donnent uns forme, anguleuse ou arrondie, alors que les voyelles leur donnent une couleur. Le phrasé met le tout en mouvement par l'agrégation des syllabes, leur accentuation, leur position sur le temps ou à côté, leur attaque. Pas grand-monde chez nous n'exploite correctement ce concept - encore faudrait-il seulement y songer - et qui a retenu la leçon de James Brown, qui a poussé à l'extrême le concept de voix-percussion ?

Bizarrement, les rappeurs français n'en ont eu qu'une notion floue, eux qui sont censés avoir été nourris au funk. Rares sont ceux qui ont le flow même si ça s'améliore. Joey Starr, oui. Il projette plus qu'il ne découpe, ses rugissements appartiennent au domaine des voyelles, mais qu'il tombe sur une consonne et il s'en sert comme d'une batte de base-ball, bien calé sur le tempo pour cogner plus fort. Booba est un parfait crétin, une petite ordure ridicule, mais il a compris comment placer les syllabes par rapport au temps, dessus, en avant ou en arrière. Accessit décerné à Sefyu. Les autres... passent leur temps à se regarder la bite en écrivant des textes d'une extrême importance... pour eux, dégoisés avec non moins d'importance... Sinik, Sexion d'Assaut ? Non, pitié.

Il y a un mal français, plus que francophone, qui consiste à considérer le texte d'une chanson comme une fin en soi, se suffisant à lui-même ; à ignorer l'articulation des paroles sur le rythme et la place des consonnes dans cette articulation, la dynamique qu'elles engendrent. Au pire, la musique sous-jacente n'est que prétexte à déclamations sentencieuses, et je ne parle pas que de Benjamin Biolay. Si des syllabes ne collent pas au rythme, elles sont conservées au lieu d'être plus ou moins accentuées, tordues, changées, voire supprimées.

Les exceptions existent pourtant. Rares. Un manchot aurait assez de doigts pour compter les vivants reconnus. Faisant le deuil d'un Chuck Berry ou d'un Elvis Presley français, en se limitant à ceux qui savent exploiter la langue et ses articulations, viennent à l'esprit Francis Cabrel (si : écoutez), Jacques Higelin, Catherine Ringer et Bertrand Cantat. J'exagère, bien sûr. Il y a eu des demi-célébrités, quelques Canadiens, et aussi des gens dont je n'ai vraiment pas envie de parler. Élargissons aux morts et on y gagne au moins Alain Bashung ; et à l'ultra-confidentiel d'il y a 30 ans comme les frères Tandy des Olivensteins et Joe Hell chez Oberkampf (et après, mais toujours dans la plus stricte confidentialité). Bref, pas de quoi irradier l'inconscient des jeunes générations, ni créer des réflexes d'écriture et de phrasé.

Autre possibilité : tant mâcher les paroles qu'elles en deviennent méconnaissables, faire disparaître les consonnes pour retrouver un phrasé proche par certains aspects de l'anglo-saxon. C'est l'option peu fréquente choisie par les Coronados dans le temps (chez qui se faisait sentir l'influence d'Asphalt Jungle) et aujourd'hui par Adrien de Zero. Lui a tout pour sortir de cet underground. On verra s'il réussit en plus à créer une école mais j'en doute, car le sacro-saint texte devient moins compréhensible, aïe ! Quel sacrilège !

On dit souvent que le français n'est pas une langue musicale, contrairement à l'anglais ; prétexte habituel de chanteur anglophone dans un groupe français.

Foutaises.

À ce compte, l'allemand n'est pas une langue musicale car elle est remplie de consonnes spécialement rugueuses. Mozart en rigolerait bien, lui avant qui on ne chantait qu'en italien. Inversement, il suffit de suivre la traduction anglaise d'un livret d'opéra pour démontrer que l'anglais n'est pas une langue musicale.

Une langue est un instrument, un outil, qu'il faut savoir manipuler, dont on doit connaître l'architecture, le fonctionnement interne, les particularités. On doit ensuite en jouer et, malheureusement, c'est du boulot. Il faut s'accrocher, essayer, rater, analyser la cause du ratage, se former de nouveaux réflexes de prononciation, comprendre comment fonctionne un autre outil analogue pour adapter le choix des mots, du phrasé... Adapter, car une transposition directe est vouée à l'échec tout comme le serait une traduction mot à mot. Mais si on donne un outil, quel qu'il soit, sans son mode d'emploi, à un novice qui ne cherche pas à en comprendre le fonctionnement, les choses ne peuvent qu'aller de travers. C'est aussi vrai de tout instrument, de toute langue. Il n'existe pas de langue inadaptée à la musique, il n'y a que des gens qui ne savent pas s'en servir.

Mouvement des voyelles

Contrairement à d'autres, je chante en français pour des raisons qui n'ont rien à voir avec une quelconque idéologie : je ne vois tout simplement pas comment être sincère dans une autre langue. Quand on se produit devant des gens, ce n'est pas que pour distraire l'assistance avec des jolies mélodies (ou alors on fait dans la pop, la variété, le balloche, mais ce n'est pas le sujet ; du moins pas le mien). Non, il s'agit de se mettre à nu, de montrer ses tripes, de provoquer quelque chose dans l'assistance, d'établir une communication directe avec l'auditeur, qui finisse par transcender la chanson et son interprétation.

Pas facile pourtant d'écrire en français. Les références manquent. Les chansons à textes sont rarement plus que cela et Brassens reste un mélodiste sous-estimé à cause du poids de ses paroles. S'il existe des chansons en français dont il est possible de s'inspirer, on manque par ici d'un système d'écriture diversifié et cohérent fondé sur des décennies de chansons locales et importées/assimilées, d'un répertoire où ce qui est chanté fait partie intégrante de la musique. Et puis le français est une langue peu accentuée, très articulée, où les consonnes délimitent précisément les syllabes et où les diphtongues se font rares.

Ce qui nous amène à Keith Richards.

Keith Richards n'a pas que cinq cordes, deux notes, deux doigts et un trou du cul. Il ne lui a pas suffi de révolutionner la guitare par son emploi du silence. Il a su écrire des chansons. On a dû l'enfermer à double tour dans une cuisine pour qu'il y arrive mais il a ensuite enrichi le corpus dans lequel ont pioché les générations suivantes de songwriters. Il a comme tout le monde des méthodes d'écriture, l'une d'entre elle étant détaillée dans un paragraphe de son autobiographie, Life, que je traduis ici tellement je trouve ce concept fondamental et ignoré des auteurs français.


On composait aussi avec le mouvement des voyelles (vowel movement) ; très important pour les auteurs, ça. Les sons qui fonctionnent. Souvent, on ne sait pas quel sera le prochain mot, mais on sait qu'il doit contenir une certaine voyelle, un certain son. On peut écrire quelque chose qui paraît vraiment bien sur le papier mais qui ne contient pas le bon son. Il faut construire les consonnes autour des voyelles. Il y a un endroit où faire oooh et un autre où faire daaah. Et si on se trompe, ça sonne merdique. Pas besoin de le faire rimer avec quoi que ce soit â ce moment-là, il faudra trouver la rime plus tard, mais on sait qu'il y a une voyelle donnée dans ce mot. Le doo-wop ne s'appelle pas doo-wop pour rien : il repose entièrement sur le mouvement des voyelles.


Quand on revient sur les arguments et contre-arguments de ce topic qui m'a amusé il y a cinq ans, hélas toujours d'actualité, on constate qu'il n'y est jamais fait mention de l'importance des voyelles dans le texte d'une chanson... Ce n'est pas un hasard. Cette notion est trop étrangère à la culture française pour laquelle seul l'écrit est noble, où l'atome est le mot et non le son. Prenez note, petits scarabées, et pour tenir compte des différences de prononciation entre les deux langues, il faut aussi porter une attention supplémentaire aux consonnes, plus nettes en français, selon que le son doit être coulant ou percussif ; mais après l'étape des voyelles.

Paroles, paroles, paroles

Je reste comme un imbécile devant une page blanche. Il faut trouver un texte pour une chanson qui promet d'être un tube planétaire, surtout pour la mélodie du refrain qui est clairement faite pour renvoyer Radiohead, Lady Gaga et les Beatles dans les limbes de l'oubli collectif.

La chose est certaine.

Si seulement l'inspiration pouvait arriver là, maintenant ; ou demain matin, pourquoi pas, je ne suis pas difficile. La précédente chanson n'avait pas posé de difficulté particulière mais, là, c'est l'échec. Or, il paraît qu'il existe des techniques pour inciter cette inspiration, qui se révèle rarement fille facile, à nous dispenser ses faveurs. Tout ou presque serait question de méthode, en commençant par le commencement.

Le titre

Tout le monde le dit : il faut d'abord trouver un titre, et qu'il soit accrocheur et original. La lecture des titres de journaux et de magazines sera profitable. Ce titre peut n'être que provisoire et changer par la suite car son rôle est celui d'un déclencheur.

Il serait bon qu'il se retrouve dans le refrain. Un point en plus s'il comporte une association de mots inusitée.

Quelques questions

Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? Etc. Cette phase des questions, recommandée par cet article avec beaucoup d'autres conseils repris ici, ne me semble pas très utile. On peut y passer 5 minutes pour y trouver un angle d'attaque auquel on n'avait pas pensé au départ.

Liste d'associations directes

Il faut maintenant constituer une liste des termes directement en rapport avec le(s) mot(s) du titre en prenant une feuille de papier blanc et en écrivant les termes qui viennent à l'esprit les uns à la suite des autres. Une heure ne sera pas de trop.

Liste d'associations indirectes

On prend maintenant chaque item de cette liste, et on applique le même principe en énumérant les mots évoqués par chaque item. C'est la tâche la plus longue, potentiellement la plus riche aussi. Elle mène à un grand n'importe quoi où l'on pourra pêcher des idées, les unes évidentes, les autres à la limite de l'absurde, et pourquoi pas ?

Liste des contraires

Pour chaque mot du titre, on cherche ses antonymes et les idées qui leur sont directement associées, afin de créer des contrastes.

Liste de synonymes

La tâche la plus fastidieuse. On prend un dictionnaire de synonymes en ligne et on entre chaque terme de chaque liste pour multiplier les occasions de placer une idée sous une forme plus adaptée phonétiquement.

Cette collecte d'idées servira à écrire le texte des paroles en servant de son imagination et des quelques règles édictées ci-dessous. Avant de passer à la construction des éléments de la chanson, une note liminaire :

Une chanson n'est pas une poésie

Comme ce fait a l'air ignoré de bien des paroliers actuels, je le répète : une chanson n'est pas une poésie. Oui, en gras, et estimez-vous heureux que le tag <BLINK> soit inaccessible sous Dotclear. Plusieurs caractéristiques les distinguent :

Un texte de chanson existe principalement pour accompagner une mélodie. Sinon, à mon avis, il vaut mieux écrire des poèmes, des romans ou des articles de journaux, ou des billets de blog.

En poésie (classique), la rime est importante. Dans une chanson (typique), ce sont les assonances qui comptent. Par exemple, singe / nage ou moi / noir peuvent très bien passer dans une chanson selon le contexte et le phrasé. Inconvénient, les dictionnaires de rimes ne servent à rien. Même chose en ce qui concerne le nombre de pieds, beaucoup plus variable, mais...

Le rythme est essentiel dans une chanson, et il peut être bien plus varié qu'en poésie classique où règne l'hémistiche. Les vers d'une chanson doivent respecter peu ou prou le même motif rythmique, celui qui est donné par la mélodie.

Les répétitions sont généralement mal vues en poésie. En chanson, pas de problème (demandez à Louise Attaque). Le procédé est particulièrement efficace dans un refrain.

Le refrain

Le refrain est une particularité de la chanson. Il en est le pivot, le centre de gravité,le point nodal, ce que l'auditeur en retiendra à la première écoute. Il doit donc être accrocheur. Par principe, il se répète dans la chanson et, encore une fois, la répétition d'un motif est bienvenue à l'intérieur de ce refrain, contrairement à ce que l'on peut lire ici et là.

Il reprendra le titre, si possible. Si d'ailleurs ce n'est pas le cas, on peut envisager de changer celui-ci.

Les couplets

La construction d'un couplet obéit à des règles beaucoup moins définies que celles du refrain. En gros, on fait ce qu'on veut dans le cadre du rythme de la mélodie et en respectant les assonances.

Le pont

Il s'agit d'une rupture dans la séquence couplet-refrain qui intervient typiquement aux 2/3 du morceau. On en distingue de deux types. Glissons sur le premier, instrumental, car il ne concerne en général que les soi-disant guitar-heroes pour qui l'heure de gloire est arrivée. En revanche, quand il est chanté, le texte doit refléter cette rupture. C'est le moment d'une révélation ou d'une apogée dramatique après laquelle l'orientation de la chanson aura changé.

La structure

Pendant l'écriture de ces divers éléments, la chanson se construit d'elle-même selon ce qu'on y raconte et l'ampleur de la logorrhée à laquelle on aboutit. Un grand nombre de motifs est possible, certains se retrouvant plus fréquemment que d'autres.

Le cas trivial est couplet - refrain - couplet - refrain - etc. que l'on peut noter ABAB. Un autre, classique, ressemble à : couplet - couplet - refrain - couplet - refrain - pont - couplet - refrain, noté AABABCAB.

Mais là aussi, on peut faire ce que l'on veut. Some Candy Talking de The Jesus And Mary Chain commence par un long couplet assez varié, passe à un court refrain qui n'est que le titre répété suivi d'un solo, débouche sur un couplet différent et termine sur le refrain. Et ça fonctionne.

On peut encore compliquer l'affaire avec un troisième thème musical induisant des textes construits sur un rythme différent. Ou une introduction pour le morceau, qui peut être chantée voire parlée, ainsi qu'une introduction au refrain dont on pourra se servir pour aérer un éventuel long ensemble de couplets au début.

Cependant, ces passages sont souvent instrumentaux, justement pour aérer l'ensemble. Cela permet aussi au chanteur de soigner sa pose inspirée / torturée tout en localisant l'endroit exact de la bière qu'il lui faudra aller chercher dans le noir à la fin du morceau sans en renverser sur les wedges de retour.

Go, Johnny, go

Ces travaux préparatoires effectués, il ne reste plus qu'à faire preuve de génie. Pour toi, estimé lecteur, je ne doute pas que ce soit très simple. Pour moi... je reste comme un imbécile devant ma page blanche... car en bonne capricieuse qui n'en fait qu'à sa tête, aucun raisonnement, aucune astuce ne convaincra l'inspiration de venir faire un petit tour, et plus si affinités, si elle n'en a pas envie.