Contrairement à d'autres, je chante en français pour des raisons qui n'ont rien à voir avec une quelconque idéologie : je ne vois tout simplement pas comment être sincère dans une autre langue. Quand on se produit devant des gens, ce n'est pas que pour distraire l'assistance avec des jolies mélodies (ou alors on fait dans la pop, la variété, le balloche, mais ce n'est pas le sujet ; du moins pas le mien). Non, il s'agit de se mettre à nu, de montrer ses tripes, de provoquer quelque chose dans l'assistance, d'établir une communication directe avec l'auditeur, qui finisse par transcender la chanson et son interprétation.

Pas facile pourtant d'écrire en français. Les références manquent. Les chansons à textes sont rarement plus que cela et Brassens reste un mélodiste sous-estimé à cause du poids de ses paroles. S'il existe des chansons en français dont il est possible de s'inspirer, on manque par ici d'un système d'écriture diversifié et cohérent fondé sur des décennies de chansons locales et importées/assimilées, d'un répertoire où ce qui est chanté fait partie intégrante de la musique. Et puis le français est une langue peu accentuée, très articulée, où les consonnes délimitent précisément les syllabes et où les diphtongues se font rares.

Ce qui nous amène à Keith Richards.

Keith Richards n'a pas que cinq cordes, deux notes, deux doigts et un trou du cul. Il ne lui a pas suffi de révolutionner la guitare par son emploi du silence. Il a su écrire des chansons. On a dû l'enfermer à double tour dans une cuisine pour qu'il y arrive mais il a ensuite enrichi le corpus dans lequel ont pioché les générations suivantes de songwriters. Il a comme tout le monde des méthodes d'écriture, l'une d'entre elle étant détaillée dans un paragraphe de son autobiographie, Life, que je traduis ici tellement je trouve ce concept fondamental et ignoré des auteurs français.


On composait aussi avec le mouvement des voyelles (vowel movement) ; très important pour les auteurs, ça. Les sons qui fonctionnent. Souvent, on ne sait pas quel sera le prochain mot, mais on sait qu'il doit contenir une certaine voyelle, un certain son. On peut écrire quelque chose qui paraît vraiment bien sur le papier mais qui ne contient pas le bon son. Il faut construire les consonnes autour des voyelles. Il y a un endroit où faire oooh et un autre où faire daaah. Et si on se trompe, ça sonne merdique. Pas besoin de le faire rimer avec quoi que ce soit â ce moment-là, il faudra trouver la rime plus tard, mais on sait qu'il y a une voyelle donnée dans ce mot. Le doo-wop ne s'appelle pas doo-wop pour rien : il repose entièrement sur le mouvement des voyelles.


Quand on revient sur les arguments et contre-arguments de ce topic qui m'a amusé il y a cinq ans, hélas toujours d'actualité, on constate qu'il n'y est jamais fait mention de l'importance des voyelles dans le texte d'une chanson... Ce n'est pas un hasard. Cette notion est trop étrangère à la culture française pour laquelle seul l'écrit est noble, où l'atome est le mot et non le son. Prenez note, petits scarabées, et pour tenir compte des différences de prononciation entre les deux langues, il faut aussi porter une attention supplémentaire aux consonnes, plus nettes en français, selon que le son doit être coulant ou percussif ; mais après l'étape des voyelles.